Yann Eliès
Traverser l'Atlantique
Avant de partir
La traversée de l’Atlantique est toujours un moment particulier dans la vie d’un marin. Pour nous Bretons, ça veut dire rejoindre le continent américain, et bien souvent, ses îles ensoleillées. Le chemin le plus court, le plus rapide, c’est alors d’attaquer la face sud de cette traversée, de cette aventure, que l’on aborderait comme l’ascension d’une montagne. Faire du Sud vers le Cap Finisterre puis rejoindre les îles Canaries, puis celles du Cap Vert et enfin mettre le clignotant à droite pour rejoindre nos chères Antilles. Tant d’escales et de rencontres humaines possibles jalonnent cette traversée qui nous fait quitter l’hiver pour rejoindre les palmiers et les effluves de Rhum dont chaque marin à un souvenir plus ou moins clair.
Mais cette fois-ci, c’est à la face Nord du Mont-Blanc que nous allons nous mesurer, moi et mes deux hommes d’équipage. Lorient-New York, pas d’escales au programme. Faire du nord au début pour esquiver le train des dépressions qui nous viennent de l’ouest et les contourner par le Nord, là encore, afin de profiter des vents portants. Puis au deux tiers du parcours, sérieusement envisager le contournement des icebergs qui ont été fatals au Titanic, se frayer le meilleur chemin dans le brouillard des bancs de Terre-Neuve, slalomer entre les bateaux de pêche qui se font plus rares qu’à la grande époque. Et enfin remonter le Gulf Stream, ce fameux courant d’eau chaude qui nous rallonge artificiellement la route comme si nous remontions à contre sens le tapis roulant de la gare du métro Montparnasse. Comme un rappel à la civilisation… New-York est proche.
Voici donc deux chemins bien différents pour traverser l’Atlantique. Le premier me fait penser aux grandes traversées de Christophe Colomb ou encore à la marine à voile de la fin du 19ème siècle. Le deuxième, m’évoque plus le chemin de croix qu’ont pu connaître les paysans bretons qui, pour fuir une vie de « cul terreux », s’engageaient pour plusieurs mois de mer et une campagne de pêche à la morue sur les bancs brumeux de Terre-Neuve sans jamais voir le continent américain.
Cette traversée contre vents et marées, contre les éléments, tous ceux qui connaissent Eric Tabarly et l’épopée des Pen Duick s’en souviennent. Bien que trop jeune pour avoir connu cette époque, la victoire d’Éric Tabarly dans la Transat anglaise 1968 démontre bien que cette traversée peut être un corps à corps contre les éléments. Une bataille dont la mer sort toujours victorieuse. On ne gagne pas contre les éléments, on compose, on arrondit, on courbe l’échine…
C’est donc avec beaucoup d’excitation et d’envie, mais aussi avec énormément de respect que nous abordons cette traversée. Une de plus diront certains… Nous attendrons d’être de l’autre côté pour nous permettre de l’additionner à celles déjà réalisées.
Une semaine de mer... déjà.
Quatre jours en mode express, pour débuter la Traversée. À presque 20 nœuds de moyenne, nous avons quasiment avalé la moitié du chemin. Depuis 48 heures maintenant, les conditions sont plus calmes… presque trop calmes… Notre objectif est de contourner une zone d’icebergs, et dans l’atmosphère de pétole ambiante on entendrait presque les cloches des bateaux de pêche des bancs de Terre-Neuve.
Mer d’huile, Brouillard, et bancs de brumes…
On se surprend à rêver, on s’égare presque à s’imaginer en courageux Terre-Neuvas. Originaire des Côtes d’Armor, haut lieu de la pêche à la morue lors des siècles derniers, je sais que mes ancêtres venaient de Bretagne jusqu’ici pour trouver la morue et rentraient sans même jamais avoir aperçu la Terre des Amériques. Quelques miraculés peut-être ont eu cette chance ?
Ceux qui, après avoir perdu de vue le bateau « mère », ne percevant plus le son de la cloche dans la brume, finissaient leur lente dérive à Saint-Pierre et Miquelon. Un échouage rare dans les faits. Le plus souvent, les égarés ne revoyait jamais la moindre côte, et encore moins celle de granit rose de la Bretagne Nord.
Mer d’huile, calme et nature sauvage…
Lorsque le vent s’absente, on observe la nature de plus près : petits oiseaux proches des pingouins, dauphins, méduses à voile, odeur de souffle de baleine, planctons la nuit… Beaucoup de vie si loin de toute terre, c’est un miracle ! Un mirage ? A moins que la présence d’icebergs aux alentours favorise la présence de toute cette faune ? Je me souviens avoir croisé dans le grand sud des dizaines de phoques en pleine mer lors de mes deux Trophées Jules Verne (Tour du monde en équipage). Là non plus les icebergs n’étaient pas loin.
Aujourd’hui, nous allons laisser derrière nous cette zone de danger que constituent les icebergs. Nous ne les verrons pas ; pas cette fois-ci. Personne ne traverse cette zone de nos jours. Du coup, il y a du « monde dans le bourg » : cargos, pétroliers, porte-container… Le Titanic, lui, n’avait pas la position de tous ces glaçons.
Voilà !! Encore quelques jours de mer et … À nous l’Amérique !
Yann Eliès pour le Voyage Transatlantique, mai 2016