Sylvain Tesson
« Les marins parlent-ils ? »
La navigation est une recherche du temps perdu. Chaque instant passé sur le pont des bateaux, dans la compagnie des marins, se grave dans la mémoire pour n’en jamais disparaître. N’est-ce pas une chose étrange ? Comment expliquer que fendre l’écume et glisser à la surface s’imprime à ce point au plus profond de nous ?
J’ai eu l’occasion de rencontrer quelques marins ces dernières années. Parfois je les ai côtoyés au port plutôt que sur les ponts. Mais les quelques heures que j’ai volées auprès d’eux appartiennent aux moments d’éternité que je serre dans l’herbier de ma vie. Et je crois entendre encore les phrases qu’ils m’ont dites.
Je me souviens d’une navigation agitée entre la Galice et les Canaries sur un 60 pieds qui offrait fièrement ses voiles aux gifles espagnoles. La nuit, j’avais partagé un long quart et une bouteille de whisky avec le capitaine. « C’est étrange, n’est-ce-pas ? » avait-il dit, « nous sommes soumis au vent, coincés sur ce pont, esclaves de la météo et je me sens libre ».
Dans ma collection, il y a Sergueï Bakaouchine l’ancien capitaine du port de la mer d’Aral. Il avait aimé l’Union soviétique, avait connu des années prospères et mené ses équipages sur la mer intérieure. Un jour l’Aral s’était retirée à cent kilomètres de l’ancien rivage, laissant les bateaux couchés dans le sable. Depuis, Bakaouchine barbotait dans ses souvenirs, plein d’amertume. Dans sa maison, un portrait de Staline et une icône étaient punaisés au mur, à côté de l’ancienne carte littorale. Le capitaine me la montrait en disant : « nous étions de bons marins. Aujourd’hui, je devrais me faire chamelier ! ».
Enzo était un Italien, en rade sur l’île de Lanzarote. Il était arrivé d’Espagne sur un petit monocoque long de six mètres cinquante. Épuisé par les veilles, il s’était endormi en débouchant au large de l’île et avait percuté le cap rocheux. Son embarcation s’était désintégrée. La Marine l’avait sauvé in extremis et il errait sur les quais avec un regard de revenant. Dans les bars, le soir, il posait cette question : « est-ce que les géographes donnent aux écueils le nom des marins qui se sont échoués dessus ? ».
Vingt ans auparavant, je m’étais employé comme mousse sur un chalutier de Concarneau, le Kéréon, un de ces bâtiments de 40 mètres qui racle le fond des mers. La campagne durait un mois. Nous remontions vers le nord de l’Écosse pour chercher la morue. Il y avait à bord un jeune mousse de 17 ans, mutique. Comme moi, il en était à sa première campagne. Sauf que la mienne serait brève : c’était une expérience amusante. Lui commençait une longue vie sur le pont, dans les batailles hauturières. Et j’ai le souvenir de son visage décomposé le jour où l’on nous avait assigné à la pire des taches : celle de ranger dans les cales réfrigérées les poissons étripés. Il avait soufflé : « je ne sais pas si c’est ce qu’il me faut ».
Plus tard, deux marins hongrois, André et Iannos m’avaient emmené sur leur voilier à travers les Cyclades. Chaque soir, lorsque nous avions établi le mouillage dans une crique, nous écoutions de la musique sur la radio de bord et comme nous n’avions que deux disques, immuablement, au moment où la lune se levait par dessus les îles blanches, Iannos posa pendant quinze jours la même question : « ce soir, Beethoven ou Schubert » ?
Pour moi, c’est cela la mer : la surface qui me renvoie l’écho des souvenirs.
Sylvain Tesson pour le Voyage Transatlantique, mai 2016