Pierre Péju
Les Vagues
( à A. G. )
Furieuse, sous le ciel noir, la mer avait lâché ses chiennes de vagues, crocs étincelants, écume aux babines, qui se précipitaient l’une après l’autre vers la terre, mordant les pierres de la jetée, submergeant tout, avant d’éclater en gerbes blanches, aussi hautes que le phare. Même les eaux du port étaient agitées. Le départ de la course, prévu pour le lendemain, était suspendu à une amélioration de cette météo exécrable. Tous ceux qui avaient tenté quelques sorties d’essai, les jours précédents, au risque d’endommager leurs bateaux, avaient été affreusement chahutés. Les voiliers en attente dansaient sur place en tirant sur leurs amarres. Conçus pour affronter les lames et le gros temps, ils paraissaient étonnamment fragiles. La foule des curieux et des amateurs de voile, au lieu de déambuler autour des embarcations, comme avant une fête, s’était volatilisée pour se mettre à l’abri.
La femme se tenait derrière la baie vitrée de l’hôtel que secouaient les souffles du vent, que mitraillaient les gouttes. Elle observait l’homme debout à côté d’elle, remarquant qu’il serrait les dents, que des rides d’inquiétude creusaient son front, que son regard fixait la masse nuageuse à l’inquiétante couleur olivâtre. Soudain, elle se sentit envahie par la peur. Peur pour lui, sans doute, mais peur aussi du vide qui grandissait en elle. Elle se trouvait, pour un moment encore, avec cet homme, sur la terre ferme, mais il lui semblait être en pleine mer et devenir elle-même une mer démontée. Combien de temps cette attente allait-elle encore durer ? Elle savait que ce n’était qu’une question d’heures, et que le lendemain, le surlendemain au plus tard, la sirène allait mugir. Ce serait le départ de la course au large, toutes voiles dehors. La foule, sortie de partout, se tiendrait à nouveau tout le long de la jetée, là où s’abattaient à l’instant de monstrueux paquets d’eau salée.
L’homme, elle l’avait vu se préparer depuis des mois, pour le jour j., l’heure h.. Son corps et son esprit étaient réglés comme des mécaniques de précisions faites pour se connecter aux instruments de bord, à toute l’électronique embarquée, à enregistrer les claquements et réactions des voiles, les grincements du mât, la force du vent, le sens des vagues, et capables de traiter intuitivement la foule des signes venus du grand désert marin. L’homme et la femme restaient côte à côte, confrontés à ce gros temps imprévu qui venait signifier à chaque skipper, comme à chaque être humain affublé de son petit corps, que dans un monde où la communication est reine, la technologie toute puissante, il existe encore des forces élémentaires capables de se jouer des prévisions et de tourner en dérision chaque destinée.
Elle sentit que sa peur augmentait, et que sa tristesse attendait derrière sa peur. Dans sa poitrine, un gouffre amer. Et la douleur serait encore plus forte au moment des adieux, même si il y en avait eu d’autres, des adieux. Lui était déjà très loin, au large. Mais lui ne sombrait pas, il naviguait, sentant avec exactitude, dans chacun de ses muscles, de ses nerfs, l’impact de ces vagues profondes qui viennent frapper la quille en diagonale, et font vibrer soudain tout le bateau. Il éprouvait par avance ce vertige un peu grisant d’être soulevé avec son rafiot bien haut dans l’air et l’écume avant de retomber très lourdement à plat sur la tôle ondulée de la mer. Ni bonne, ni mauvaise, la mer, ni indulgente, ni cruelle, mais sauvage, célibataire, impassible, funeste et infiniment séduisante.
Un peu sottement, regrettant aussitôt sa question, elle chuchota :
- Tu penses à quoi ?
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Dans le fracas, il n’avait peut-être pas entendu. Tant mieux. Préoccupé, songeur, il marmonna tout de même, sans la regarder :
- Tu sais bien…
Que pouvait-il dire d’autre ? Bien sûr qu’elle savait ! Depuis longtemps, elle ne savait que trop bien ! Elle comprenait, admirait et respectait son amour de la mer, mais, par moment, elle redevenait la petite fille déchirée par des lames que personne ne pouvait voir. Soupçonnant peut-être son désarroi, il se tourna vers elle en souriant et ajouta :
- Ne t’en fais pas. Reste calme. Tu es belle.
Alors, elle devint furieuse comme la mer qui lâche ses chiennes, secrètement déchaînée, se répétant pour elle seule : « Quoi ? Calme ? Belle ? « Belle à peu agitée » ou « peu agitée à agitée » ? « Agitée à forte », ou à « très forte » ? Pas encore « grosse », tout de même, mais bon… L’humeur ou la mer, c’est tout comme ! »
Au prix d’un terrible effort, elle parvint à se ressaisir pour articuler doucement:
- Excuse moi, ça va aller. Et pendant toute la course, je serai avec toi. On parlera chaque soir, sur ta radio.
Il se força à plaisanter :
- À condition de ne pas se tromper dans les heures : heure d’ici, heure GMT, heure qu’il sera à l’endroit où file mon bateau, heure du lieu d’arrivée ou celle de la position des autres concurrents. La valse des méridiens, les fluctuations du temps autour des mers.
- Oui, comme si tu n’étais plus vraiment quelque part.
Sur ces mots, elle quitta l’hôtel en courant, décidée à affronter le déluge. Après avoir croisé d’autres skippers dégoulinants qu’elle connaissait de vue, elle tomba nez à nez avec le « grand marin », celui que l’homme admirait depuis toujours, son modèle, son maître. Le grand marin aux nombreux exploits, qui avait fait toutes les traversées possibles : combien de transats ? De Vendée globe ? de Courses du Rhum ? Navigateur solitaire, mais surtout solitaire navigateur. Désormais, lui, il ne partait plus. Mais il venait assister aux départs. Il la reconnut et lui fit un sourire cordial. Sous cette pluie diluvienne, sans sourciller, il se promenait paisiblement, mains dans les poches de son ciré, méditatif, comme surgi de la mer. Désormais célèbre, toujours costaud malgré l’âge, la couenne luisante comme du cuir, mâchoire carrée, visage buriné, yeux clairs, il avait quelque chose de lisse, ou plutôt de lavé. C’est ce qu’il avait une fois écrit dans un livre : « La mer ça vous lave un homme, en profondeur…, et pas que le corps, l’âme aussi, et même quelque chose de plus subtil, de plus secret. Toujours propres, les marins ! Grâce au grand savon « solitude». »
Dans le même bouquin, il évoquait aussi ce mélange de rêve éveillé et de vigilance qui vous fabrique un autre regard sur les choses et sur ceux qu’on retrouve en revenant au port.
Sans réfléchir, elle lui emboîta le pas, attentive à ses paroles qu’emportaient les bourrasques :
- Dis toi que c’est la mer qui nous appelle, mais aussi l’aventure. Il y a ceux que la mer habite, que la mer occupe et préoccupe depuis la petite enfance et qui ne peuvent vivre qu’avec elle. Mais les océans sont aussi l’occasion de la grande aventure.
Elle s’étonna :
- Des aventuriers, vraiment ?
- En tout cas, des types qui aiment se mettre eux-mêmes dans des situations difficiles. Limites, comme on dit. Provoquer les éléments. Faire que quelque chose leur arrive. Pour s’éprouver. Pour « mesurer » quelque chose serait plus exact. Qu’on s’enfonce au cœur des ténèbres ou qu’on file sur l’océan, il s’agit de courir un risque.
- Risque de mourir ?
- Non, ils font preuve, au contraire, d’immenses compétences pour rester en vie. Jouissance de l’exactitude du geste, plaisir pris à savoir, de façon intime, de quoi son bateau est capable, fierté de savoir réagir quand le vent creuse ses sillons dans les lames, satisfaction de tirer au bon moment sur la bonne écoute, ou joie de se souvenir, plus tard, de la personnalité de chaque tempête. Et puis, jour après jour, il y a cette étreinte ondulante, exténuante, amoureuse, interminable, brutale et douce. Voilà pourquoi c’est avec la mer qu’on s’en va !
Le grand marin parlait autant pour elle que pour lui-même. Impossible d’aller plus loin. Sur le rivage, les paquets d’eau explosaient et les éclaboussaient.
Elle ne regardait plus que les vagues, qui, d’ailleurs, se calmaient tandis que le vent tombait, que le ciel se découvrait, que la pluie les flagellait avec moins de vigueur. Les vagues autour d’elle, les vagues en elle, elle les voyait approcher, l’une derrière l’autre, roulant leurs reins de panthères. Les vagues, comme les marches d’un escalier paradoxal qu’elle pouvait gravir jusqu’à l’invisible horizon, les vagues comme des messagères, comme les ondes qui se propagent depuis l’autre côté de l’océan pour maintenir le contact avec ce qui est lointain, les vagues, comme des sœurs orphelines, des compagnes, des consolatrices. Elle les sentait déferler, s’apaiser. Elle se laissait flotter, « belle à calme ».
Il avait cessé de pleuvoir. La silhouette du grand marin s’éloignait, mangée par la brume. Née de l’écume, cette brume dissolvait aussi la tristesse. La tempête cessait. Le départ pourrait avoir lieu le lendemain.
Pierre Péju pour le Voyage Transatlantique, mai 2016