Philippe Bordas

Sur le fleuve-mer

 

Le guide se nommait Moussa – mais se fit appeler Moïse. Gracile et osseux, il flottait entre deux âges – œil noir de basilic et main souple d’adolescent. D’une statuaire maigre, creusé de présages sombres, il se présenta d’un sourire sans joie et désigna la pirogue que j’avais réservée. Armuré d’une patine de sagesse qui justifiait son nom auprès du voyageur étranger, il s’enroba de silences qu’il pensait être des politesses, éludant mes questions, évitant les charrettes et les porteurs qui encombraient le bord du fleuve Niger. Là, sur le quai de Mopti, dans l’aurore laiteuse, comme nous marchions, il devint pour moi la réincarnation africaine de Charon, le passeur des morts ; un Charon mandingue, en manches courtes et en tongs, nocher d’un fleuve d’ombre dont l’étymologie se conformait à sa peau. Sa sévérité était celle du nautonier face aux trépassés l’implorant d’embarquer – cette foule d’âmes et d’yeux perdus dans l’outre-nuit des pages de Dante. J’avais loué la pirogue et l’équipage, un marin et un cuisinier, pour rallier Tombouctou par les eaux. Je n’avais plus envie de partir. Moïse était réputé pour sa science fluviale, son intimité avec les habitants nomades, les pêcheurs bozo – seuls maîtres des lieux. Je mis un pied sur le bateau. 

 

Notre pinasse – une longue pirogue toiturée de nattes de paille – était sale, grisée par l’insistance du soleil et de l’eau. J’abandonnai deux billets au pilote pour tout remettre à neuf. Il hurla vers un vendeur de beignets assis sur les racines d’un arbre passé à la chaux. En quelques minutes, des nattes neuves arrivèrent en rouleaux, qui furent disposées sur le fond et sur les arceaux. Moïse détournait le regard vers Mopti et ses minarets de terre rouge. Je voulais rejoindre Tombouctou la Mystérieuse sur un fier vaisseau, blasonné de nattes jaune paille comme les cheveux de Klaus Kinski, telles que je les avais vues sur les photos du dépliant, à Paris, mais mon guide s’en montra froissé, comme si je blasphémais le déclin immuable des végétaux et l’action lustrale du fleuve.

  

Moins qu’une Venise africaine, Mopti n’était en ce temps-ci qu’un petit port sans amarres, pestilent de ses réserves de poissons séchés, perdu entre savane et désert, livré au péril des crues et des ciels sans merci. Une ville mortaisée inlassablement et diguée pour contenir le vagabondage du Niger et la sape de la rivière Bani harassant les sols faibles, dévoués en leurs parts moins humides à la pesanteur des mosquées. Moïse vivait là, entre ciel et fleuve, dans l’attente des touristes et des exaltés de Conrad et Melville qui, depuis des décennies, habités de chapitres traduits, voulaient voir Tombouctou la Lointaine découverte deux siècles plus tôt par René Caillé, Charentais déguisé en mahométan.

 

Mopti restait prisonnière du fleuve – dernière ville avant que le bitume ne s’achève et que n’advienne le règne des pirogues aimantées vers les villages d’argile et la mer des dunes. Quand Moïse donna l’ordre du départ, dressé dans sa tunique blanche, d’un coup de perche le pilote nous éloigna de la rive maçonnée. Le quai, vu du fleuve, vibrait d’un mercantilisme médiéval, électrisé d’altercations et d’un frottis de billets crasseux. D’entre les charrettes montées sur des roues d’auto, depuis les collines de calebasses et les gerbes de céréales parvenaient les cris des portefaix s’apostrophant à coups des syllabes bambara, peul et bozo qui, soudées par le vent, forment la langue volatile du Sahel. 

 

Les voiles des pinasses étaient des sacs de riz les uns aux autres cousus. À travers ces damiers, nous vîmes Mopti, puis une tache ocre – puis rien.

 

Notre pirogue sentait l’essence et la détrempe du bois dur macéré de boues herbées et d’urine de chat.  

 

Nous voguions sous le soleil transparent, à la vitesse d’une libellule. Moïse m’indiqua, à main droite, le territoire dogon. 

 

À ces lisières mouvantes s’effaçaient l’univers cadastral et les bâtisses pérennes.

 

Là, commençait l’univers muable, sans repères pour l’homme, ainsi que le souffla mon guide en prenant son thé brûlant, comme pour s’assurer de sa position spectrale sur la barcasse. 

 

Là commençait le monde réversible, régi de bon gré ou de mal gré par les divinités liquides des pêcheurs bozos.

 

La ligne d’horizon était d’un bleu plein de confusion. Nous n’avions ni lanterne ni feux, ni bouées ni gilets de sauvetage. Nous n’avions qu’un bidon d’essence, un peu de sel gemme arraché des plaques brutes venues par dromadaire des mines du Sahara, ainsi qu’un sac de brisures de riz, des pommes de terre, de l’eau minérale, des bières Castel achetées à un Libanais, de l’huile et du café, un sac de thé chinois. La crue du fleuve, depuis des semaines, avait englouti les affleurements terrestres comme les habitations provisoires, repoussé les troupeaux, les hommes, submergé les arbustes, les joncs. Les familles des pêcheurs, serrées sur des barques chargées haut et large, lestées de nasses, de jarres, de poules et de brebis, parfois d’un cheval, allaient à contre-courant, à cent lieues de Mopti, prêtes au naufrage, dans l’espoir de parcelles où établir un nouveau campement.

 

Des fillettes couraient sur l’eau, défocalisées d’un excès de lumière, s’éclaboussant et riant, à dix mètres de nous, vérifiant sous leurs pieds la tiédeur d’une langue de terre.

 

Nous frôlions la cime vert tendre d’eucalyptus dont les troncs avaient disparu. 

 

Une vieille en haillons gardait le seuil d’une maison sans toiture ni porte.

 

Sur les fonds limoneux, battant le mascaret à coup de badine, des bergers peuls affolés firent passer une centaine de bœufs. 

 

Au bas d’un tertre empierré, les femmes jeunes se lavaient, seins dressés sous le savon blanc, habillées de mousse et narquoises, plus parfaites qu’il ne s’en peut voir, surpassant les Estrées de France et les sirènes de l’Odyssée.

 

Le silence de Moussa, si choquant dans le chaos de la cité, s’accordait enfin au spectacle du monde. 

 

Je découvrais le vide et le calme, l’aphasie des éléments vécue comme perfection – ce fantasme d’harmonique vacuité si prisée des Occidentaux. Je ne valais pas mieux que les affamés du Grand Nulle Part, protégé d’un auvent, assis sur ma banquette, devant une bière tiède.

 

Le Niger commença de s’élargir et nous ne vîmes plus les berges ni les roseaux ni les minarets de style soudanais. Il n’y eu plus que le sifflement des oiseaux, le ronronnement du moteur, le clapotis sur le bois de caïlcédrat. Nous avancions sur le lac Débo, agrandi par la crue, devenu océan, un lac de cent kilomètres sur deux cents, battu de tempêtes nocturnes happant les esquifs trop lourds. 

 

Moïse énumérait ses pires traversées quand notre moteur s’arrêta. 

 

Il regarda le pilote qui regardait le cuisinier courbé sur le poisson mis à cuire sur le petit réchaud. Nous restâmes muets. Je n’entendais plus que les braises qui craquaient dans mon dos. Notre pirogue immobile n’était plus qu’une aiguille de boussole, un brin de paille transi par l’absence des pôles. Pour masquer la tension, tandis que le pilote s’acharnait sur le démarreur, mon voisin récita sa partition de guide assermenté : nous n’étions plus sur le fleuve mais sur ce que les anciens nommaient bahr – la « mer intérieure » qui, dans les langues sémitiques, signifiait « grande étendue d’eau ».

 

Il ne restait plus qu’une heure de ciel. Moïse se mit à parler bambara, puis bozo. Le pilote alla jusqu’à la proue et souleva une bâche. Un deuxième moteur gisait là, un vingt-cinq chevaux japonais d’un presque quintal qu’il transborda vers la poupe, d’un bras, s’agrippant de l’autre, le métal éraflant sa cuisse devenue notre ultime auxiliaire de survie. Une balbutie de Coran coulissa dans l’air frais. Le soir vint et nous voguions toujours. Quand la lune parut, nous longions un rivage poudreux. Après avoir planté la tente, mangé le poisson, Moïse demanda que je le suive derrière le campement. Le sol était invisible et craquait sous nos pieds. La lune laissait de faux contours sur les arbres morts et les vasières de dessiccation semées d’arêtes et d’os. J’étais à bout de force, craintif qu’il ne veuille clore la journée d’une dernière leçon de ténèbre. Une carcasse de renard séchait près d’un épineux. Peut-être allait-il me laisser errer cent ans sur cette rive comme les défunts de l’antiquité qui n’avaient daigné payer l’obole avant de monter à bord. 

 

Une odeur de fumée, des murmures d’enfants – puis ce fut le velours d’un chat, les pleurs d’un nourrisson, des rires étouffés, la lueur d’un feu. Moïse s’annonça de loin. Des voix lui rendirent le bonsoir. Et là, sans transition, échappés de l’ombre létale, nous fûmes au milieu d’une clairière humaine, parmi des huttes bruissantes de vie. De la blancheur fœtale de la lune, les familles bozos tiraient lumière suffisante pour s’établir et manger, dissoutes dans l’obscurité, massées sur des nattes multicolores. Une fillette s’approcha, dont les dents étaient incrustées d’une feuillure d’or. Moïse me présenta au chef du village. Il s’accroupit devant lui et laissa en offrande, l’œil lavé de toute menace, la plaque de sel gemme qui depuis la nuit des temps vaut trésor et sésame pour les gens du désert et ceux du fleuve noir.

 

Philippe Bordas pour le Voyage Transatlantique, mai 2016