Olivier Frébourg

Morgan de l'océan 

 

L’Atlantique est un mot-océan. Mystérieux, captivant. A la fois infini, bleu, tempétueux. Une utopie comme l’Atlantide, réfractaire à la norme, à l’emprisonnement, à la condition de terrien. L’Atlantique n’est pas un paradis de tout repos même si c’est une mer originelle. Avec ses tempêtes, ses icebergs dérivant vers le sud, sa houle continue, ses vagues comme des montagnes, l’Atlantique nord est même un enfer où l’on s’agenouille pour demander grâce. Il peut se révéler plus aimable mais ce n’est pas si fréquent. Il incarne la liberté des mers mais aussi le lien entre l’ancien et le nouveau monde. Transatlantique est un mot-ruban élégant et élancé comme le paquebot Normandie.  La variation de ses bleus est infinie. L’Atlantique est une mer épaisse que tout homme épris de solitude, d’aventure hauturière veut éprouver. Il n’y a pas de marin qui ne se soit mesuré à l’Atlantique. Je l’ai traversé enfant puis adulte. Il m’a façonné. Il changeait de couleurs à partir des Açores et j’imaginais que ces îles étaient justement celles de l’Atlantide. Combien de fois ai-je relu lors de navigations dans ces parages ce poème de Cendrars : « L’océan est d’un bleu noir le ciel bleu est pâle à côté/La mer se renfle tout autour de l’horizon/on dirait que l’Atlantique va déborder sur le ciel/tout autour du paquebot c’est une cuve d’outremer ». Il m’est arrivé, parfois, je l’avoue, quand j’étais loin de lui de vider un tube de peinture bleu outre mer, bleu cobalt ou bleu céruléum pour retrouver les teintes plus proche de la palette de l’Atlantique que le bleu océan, beaucoup trop grec. 

Avant même d’avoir lu L’Odyssée j’ai découvert que la France avait son Ulysse, un matin de juin de 1976, quand, dans l’aube grise de Newport, une plume noire se glissa entre les anciens trois mats blancs. C’était Pen Duick VI dont le monde n’avait plus de nouvelles - silence radio - qui venait de remporter la transat Plymouth Newport. Avec sa barbe de jeune héros, ce flegme et ce sourire astucieux des gens de mer, Eric Tabarly avait expliqué toujours calme qu’il avait eu à affronter un vent de nez pendant 24 jours. Tabarly doit faire partie de la mythologie de Morgan Lagravière même s’il avait 11 ans quand notre Breton disparut une nuit en mer d’Irlande. Morgan est né à l’île de la Réunion qui a sculpté son âme d’outre-mer mais il a beaucoup navigué en baie de Quiberon sur tout ce qui flotte, paddle, windsurf, kitesurf. La mer est sa peau. Il la respire et l’aborde en intuitif. C’est un animal marin. La France, paraît-il vieillit, doute d’elle même, s’enfonce dans le pessimisme. Pour conjurer cette dépression, mettons à la barre cette jeunesse olympique à laquelle appartient Morgan. Son palmarès impressionne. Malgré son jeune âge, il se trouve toujours dans le peloton de tête des courses auxquelles il participe : solitaire du Figaro ou Fastnet Race. Il sera l’un des plus grands espoirs lors du prochain Vendée Globe. Mais ce n’est pas l’essentiel c’est sa détermination qui compte, son éthique, son sens de la fraternité maritime. Je l’accompagnerai pendant sa traversée entre la Cornouaille et Newport en pensant que la vraie vie est à son bord et que l’aventure est intacte, renouvelée en mer, jamais épuisée. Il prend la suite à la barre de Safran du Quimpérois héroïque Marc Guillemot. Ce n’est pas rien de succéder à cet amiral de la course en solitaire. Longtemps bizuth dans les courses, devant se mesurer aux plus expérimentés, Morgan Lagravière s’apprête à entrer dans la légende de la voile. Car il a dans son tempérament, son attention aux détails, la force de caractère des marins transatlantiques. J’aime à penser que son prénom rappelle l’une des courses de légende de la Morgan Cup remportée en 1967 par Eric Tabarly. À son bord, je serai son compagnon secret, celui qui le soutient dans les coups durs et les quarts solitaires. Les marins sont des hommes d’action de contemplation et de silence. Ce sont eux nos derniers poètes. Je pressens de futurs triomphes chez Morgan Lagravière. Pourquoi les marins prennent-ils la mer ? Pour tourner le dos à la mesquinerie des hommes et affronter les dieux. 

 

Olivier Frébourg pour le Voyage Transatlantique, mai 2016