Jérémie Beyou
"- Jerem, pour votre convoyage il y a un super concept proposé : tu es parrainé par un auteur de chez Gallimard et vous croisez vos regards à travers des textes. Ca va donner une lumière nouvelle sur ce que vous faites
-Ouais, super, ok, ça a l'air génial! Mais il faudra que j'écrive ?
-Oui, c'est le principe, entre la Bretagne et New York.
-Ok
La veille du départ :
-Jerem t'oublieras pas d'écrire hein ?
(Merde, entre mes foils, le réglage de mon gréement, mon informatique, mon avitaillement, ma météo, envoyer ma déclaration fiscale et passer 2 minutes 30 avec mes enfants, j'avais un peu oublié ce truc..)
"euh, faut que j'écrive une fois pendant la traversée c'est ça ?
-non, plusieurs
-ok...
Après 7 jours de mer, 7 relances gentilles mais de plus en plus désespérées de mon attachée de presse me voilà enfin devant mon ordi, prêt à en découdre.
-Pffffff, ils sont incroyables ces écrivains quand même ! Ils me demandent à moi d'écrire ! Je prends la plume et ils prennent mon bateau c'est ça ?!
Je vais aller les regarder écrire assis sur un taureau enragé arrosé par une lance à incendie, on va bien rire!
Mais qu'est ce que je vais écrire ?
Déjà trouver 10 minutes - entre les réglages, la météo, les réparations, les manoeuvres, la météo, dormir un peu, manger, un coup de brosse à dents tous les 2 jours et 2 minutes 30 au téléphone avec mes enfants depuis le départ - pour se poser et écrire est un petit miracle, mais trouver l'inspiration en un claquement de doigts relève de l'exploit !
Que faire ? Qu'écrire ? Qui suis-je ? D'où viens-je ?
Oooooh ! C'est donc cela le syndrome de la page blanche ! L'expérience, le concept sont concluants !
Je passe vraiment par ce terrible état vécu par chaque auteur devant sa page désespérément blanche, entre 35 relances de la maison Gallimard qui attend son prochain best seller ?
D'accord, mais là Beyou, tu as 10 minutes, pas 2 ans. Delaune (mon attachée de presse) elle est moins cool que monsieur Gallimard...
Bon, deux possibilités : soit tu es nul, mais après 7 jours, 7 relances désespérées ce n’est pas classe, soit t'es bon, mais là...c'est un coup à ce que Gallimard te demande de renouveler l'expérience pendant le Vendée Globe...
75 jours de mer, 75 textes, ça fait un bouquin... Noooon, je veux continuer à en prendre plein la gueule dans le froid, la nuit, en haut du mât, à fond de cale mais pas devant cette foutue page blanche !
Bon, alors pas classe, un brin familier, très en retard aussi désolé. Mais toutes les écritures sont différentes selon l'expérience, le point de vue et le contexte.
J'espère que le dernier texte de mon éphémère carrière aux Editions Gallimard vous aura au moins fait sourire !"
Jérémie Beyou pour le Voyage Transatlantique, mai 2016