Hédi Kaddour
La tempête
« Distinction entre ceux qui restent dans la caverne, ferment les yeux et imaginent le voyage, et ceux qui le font »
Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce
… une frégate, une tempête, des creux de dix mètres sur un petit navire, une dépression, parfois c’est pire, la rencontre de deux dépressions, des torrents d'eau, mêlés à des tonnerres, comme s’ils eussent roulé du haut des montagnes, la tempête de Bernardin de Saint-Pierre, une vaste nappe d'écumes blanches, creusée de vagues noires et profondes, tornade sur la mer, on passe de dix à plus de quinze mètres, des nuages d'une forme horrible qui traversaient le zénith à la vitesse des oiseaux, tandis que d'autres paraissaient immobiles comme de grands rochers, qui lit aujourd’hui Bernardin de Saint-Pierre ? ou les Psaumes ? la tempête biblique, celui dont on veut se débarrasser on le livre sans secours à la merci des flots, la décision laissée à l’ennemi sans visage, à sa parole se lève un vent de tempête qui soulève les vagues, et les hommes descendent aux abîmes, ils roulent et tanguent comme l’ivrogne et toute leur adresse est engloutie, la tempête a commencé avec la disparition des oiseaux de mer, une lourdeur du ciel, de grosses gouttes sur la vitre du poste de navigation, la mer qui enfle, la coque gémit, un quartier-maître parle du navire, il dit qu’il souffre, l'écume forme des traînées blanches, visibilité réduite, les hommes s’accrochent à tout ce qui est à portée, ils tentent d’anticiper, mais la mer est imprévisible, et quand des murs d’eau viennent s’abattre sur le bloc passerelle ils peuvent briser les vitres, les essuie-glaces crissent de plus en plus fort, vagues de douze mètres, lames déferlant en rouleaux et crêtes arrachées, à terre les adultes sont renversés, les arbres déracinés, vagues arrachant les automobiles du front de mer et les lançant trente mètres plus loin, sur des maisons, l’étrave de la frégate monte vers le ciel, et plonge, pas seulement plonge, elle va claquer l’eau dix, quinze mètres plus bas, chocs et contre-chocs, aujourd’hui l’intérieur des bateaux est très aménagé, mais les chocs sont toujours là, en bas de la vague, et la frégate remonte, sommet de vague, plonge, les hommes retiennent leur souffle, et la poupe est suspendue à son tour dans l’air, hélice dans le vent, débrayage automatique du moteur sinon il s’emballe, ça repart quand l’hélice est à nouveau dans l’eau, la mécanique est une merveille, sauf quand le débrayage tombe en panne, décision à prendre à la seconde, couper le moteur pour éviter l’emballement mais perdre tout contrôle, ou laisser la puissance, qui casse la transmission, ou chercher une puissance basse, mais peu de contrôle, et risque de grande claque par le travers, c’est fragile une frégate, quand la vague se cabre pour retomber sur les hommes, parfois scélérate, mais à la fin du jour la frégate est rentrée au port.
Hédi Kaddour pour le Voyage Transatlantique, mai 2016