François Garde

La solitude est une amie ombrageuse et loyale. 

Je l'ai rencontrée dès l'enfance. Avec une humeur parfois enjouée, parfois maussade, souvent rêveuse, elle m'a tenu fidèlement compagnie chaque fois que j'en avais besoin. Elle savoure toujours ce paradoxe, qui la rend présente par l'absence de tous autres. 

Des mois parfois sont passés sans que je la revoie, et elle ne m'en a jamais tenu rigueur. Elle parle peu, et raconte toujours les mêmes histoires. Sans façons elle accepte de venir me rendre visite à l'improviste pour une heure ou une journée. Elle ne change pas, et ne semble pas voir que je change. Je sais qu'elle aime marcher avec moi en montagne et m'inciter à m'écarter des sentiers. Elle s'est accoutumée à mon chien exubérant. La foule des gares et des aéroports ne lui fait pas peur. Sans jalousie, elle m'autorise la lecture, où longtemps je la perds de vue. Avec délicatesse, elle veille sur moi lorsque j'écris. 

( J'ai navigué sur des bateaux de guerre, sur des ferries, sur des voiliers, sur des navires de desserte d'îles oubliées, et je ne l'y ai jamais vue - craint-elle donc à ce point le mal de mer? Embarquer, pour moi, c'est toujours rejoindre un groupe et lui confier ma vie sur les flots.)  

 

Toi qui as quitté les darses et outrepassé les phares, dis-moi de quels fils est tissée la solitude des marins.

 

J'imagine des journées inlassables. Les moments domestiquescuisine, vaisselle, rangementy tiennent toute leur place. Le repos, haché, y fait valoir son empire et ses prérogatives. Pour le reste, les longues heures de veille à la barre permettent une valse sans fin avec la solitude. Lors des échanges avec le reste du monde par le truchement des appareils modernes, elle revêt un masque vénitien de velours gris et s'amuse de ces vaines tentatives de relégation. Mais elle préfère qu'on lui parle directement, à haute voix, et savoure ces instants de soliloque. 

Elle devine la sourde ivresse du changement de voiles, l'ambiguïté de l'apparition sur l'horizon d'un autre navire, le sentiment de plénitude lorsque les réglages minutieux font obéir le vent et la houle, et se fait alors discrète. Mais quels fallacieux conseils prodigue-t-elle, lorsque la tempête menace, approche et gronde ? Que suggère-t-elle, suavement mensongère, au moment précis où tout bascule vers le sommeil? Avec une princière arrogance, ose-t-elle entrer dans les rêves ?

Elle murmure, assurément. Ce que dit la solitude aux marins ne me regarde pas. 

Dans le ciel et les vagues, elle sait lire les indices minuscules – algues, oiseaux, courants, odeurs sucrées.... – qui annoncent les îles. Elle, qui dédaigne les radars, connaît les étoiles et leurs alignements, les amers, les nuages et leurs danses contraires aux caprices des vents. Elle se souvient des récits d'épopées et de naufrages, des corsaires et des baleiniers, des explorateurs et des savants. 

Robinson ? Un proche parent, au moins jusqu'à Vendredi. 

La géographie lui est familière, avec une prédilection pour l'hémisphère sud et les mers lointaines. Tel un mystique récitant ses litanies ou un enfant ses tables de multiplication, elle égrène des noms comme autant de projets : Tristan-da-Cunha, Chiloé, Beautemps-Beaupré, Désolation, Cocos, Antipode, Nightingale, Hiva Oa, Kerguelen, Déception...

Elle ne se regarde jamais dans un miroir. Je présume que son visage n'est pas le même juste après le départ, au mitan de l'océan et avant l'arrivée. Préfère-t-elle se tenir à bâbord ou à tribord? Monte-t-elle avec agilité dans la mâture? Partie de Bretagne, elle redoute l'Amérique. Elle se transforme aux différentes heures du jour et de la nuit: souriante à l'aube, indolente à midi, énervée le soir, angoissée au crépuscule, tout encombrée d'espérance au plus noir de la nuit. 

 

De quoi est faite la solitude des marins? D'un long dialogue avec le soleil. 

 

François Garde pour le Voyage Transatlantique, mai 2016