Eric Fottorino

Enfant je regardais la Garonne à Bordeaux, enfermée derrière les hautes grilles des Chartrons. Prisonnière des hommes et de leurs constructions. Je l’observais attentivement les jours de pluie et de vent qui l’enflaient comme une grosse veine brune. J’avais appris en cours de géo que les fleuves se jettent à la mer. Je voulais savoir comment elle s’y prenait, elle, que je voyais si souvent se prélasser tranquille sous les arches du Pont de pierre, pour se précipiter au devant des flots. Elle semblait si recluse dans son lit. Puis un jour j’ai appris que parfois c’était le contraire qui arrivait. Ce n’était pas le fleuve qui allait vers la mer, mais la marée haute qui s’engageait à l’embouchure de la Garonne pour la submerger d’un puissant courant venu du large. Les gens du coin appelaient ça le mascaret. Il suffisait de tremper les doigts dans la douce Garonne et de les porter à ses lèvres pour s’en convaincre : elle était salée. Ces noces de la mer et du fleuve furent ma première découverte du monde marin, mon baptême de l’eau comme il en est du feu.

 

Parfois en famille, nous embarquions plus haut sur l’Atlantique, à Royan, pour un voyage vers Cordouan, le roi des phares. Une vedette nous emmenait au pied du géant, perdu sur un ilot de sable, loin de la côte. La ville, les maisons, les plages où l’on jouait en été, les bouées jaunes délimitant la baignade, tout devenait peu à peu minuscule, perdu dans le halo tremblé d’une lumière impressionniste. Comme si la terre n’avait jamais existé. Comme si elle était un mirage, une illusion. Comme si la mer était la seule réalité possible. A Cordouan, un amas de rochers empierrait les alentours du phare. La descendante piégeait là des vives et des raies. En atteignant le sommet du Versailles de la mer, jadis éclairé par une lampe alimentée à l’huile de baleine, je voyais les paquebots au loin, funambules ventrus sur la ligne d’horizon. Et les voiles gonflées des coursiers de l’Océan, fusant claquant volant, projectiles au nez coupant fendant la vague et fendant les flots, hissez-haut !

 

Il fallait bien qu’un jour ou l’autre j’aille au delà des simples présentations de politesse. Que je grimpe à bord d’un voilier sortant du Vieux Port de La Rochelle pour me rendre compte par moi-même. Ça faisait quoi, de quitter le plancher des vaches pour le tapis mouvant des vagues ? Je n’ai pas tardé à être fixé. Nous avons mis le cap sur l’île de Ré qu’un pont n’avait pas encore rattachée au continent. C’était le grand bleu. L’eau calme n’est jamais si calme qu’elle en a l’air. En moins d’une heure j’ai su que mon pied était moins marin que mon cœur. Le roulis me donnait le tournis. Je rêvais d’un port et d’un quai. À jamais est née ma fascination pour les marins, les bourlingueurs, ces nomades des océans pour qui rien n’est plus naturel qu’une mer démontée. Je suis rentré instruit d’un mystère et d’un secret. Des hommes – et des femmes – durs au mal savaient dompter les éléments sans le crier sur les toits. La mer était leur amie même si elle abusait parfois de ses droits pour avaler l’un ou l’autre. J’ai depuis toujours regardé ces héros comme les détenteurs d’une vérité rare : la liberté se gagne au fil de l’eau.

 

Éric Fottorino pour le Voyage Transatlantique, mai 2016