Christophe Ono-dit-Biot

La mer, couleur nuit

 

… C’est ce jour-là qu’elle m’a parlé de ce type. On rentrait de la plage, les cristaux de sel marquaient encore sa peau de brune, j’avais juste envie de rentrer vite, de tirer les rideaux et de voir son corps nu briller sous les rayons qui parviendraient à filtrer. « Il est vraiment incroyable...», m’a t-elle dit. « Ah oui ? » Mon enthousiasme était douché. Elle l’avait rencontré dans un colloque à Venise. Organisé sur une île entourée de bateaux au mouillage et dont les mâts conversaient métalliquement dans le vent de la lagune, la nuit tombée. Conversaient métalliquement dans le vent de la lagune... « Parce que tu t’es promenée là bas la nuit? » « Oui… après un dîner sur l’île. Il y a un monastère, avec un clocher immense, au toit comme une fusée, tu vois ? » « San Giorgio Maggiore, oui... » Je voyais tout à fait. Il vivait au Mexique. En basse Californie. Et parfois dans sa Camargue natale. « Il a la peau très halée » Je voyais aussi… « Il fait beaucoup de voile. Il dit que ça le rend libre… » « Je vois le genre ». « Non tu ne vois pas ». Elle s’était arrêtée, irritée, avait lâché ma main et planté son regard dans le mien, beaucoup plus pacifique. Enfin, d'habitude... « Il m’a appris que les océans étaient pollués, mais pas seulement par ce qu'on nous dit, le dioxyde de carbone qui acidifie les flots, les sacs en plastique, les pesticides… Et tu sais par quoi ? » « Les poissons qui font l’amour ? » « Tu es bête. » Les vagues recouvrirent son soupir de réprobation. « Ça ne t’intéresse pas ? » J’ai regardé la mer et le cap, sur la droite. Les supertankers glissaient sur la ligne d’horizon, impassibles à l’état de santé de la masse liquide qui les portait. Il y a près de vingt ans j’avais failli me noyer ici. Trop de rock et d’alcool. Un bain de minuit presque fatal. Le fanal de la digue était passé à l’écarlate. La mer, couleur nuit, avait un goût de pétrole, la faute à la fuite d'un vieux cargo malais dans le port. « Bien sûr que ça m’intéresse… Qu’est ce qui pollue le plus, alors ? » « Tu ne devineras jamais : le bruit, figure toi. L’océan est devenu un enfer acoustique. » Le type « incroyable » avait posé des balises au fond de la mer. Elles enregistraient tout : le bruit des sonars militaires à basse fréquence qu’on utilisait pour détecter les sous-marins, les canons à air d’une puissance énorme qu’on avait inventé pour la prospection offshore, les incessantes allées et venues des navires de commerce… Rendus fous par la cacophonie ambiante qui rendait impossible leur communication « par écholocalisation », précisait-elle, les cachalots percutaient les bateaux. « Cétacé inquiétant... », osai-je. « Tu t’en fous... Écoute, je ne vais pas y aller par quatre chemins. » Elle marqua une pause. « Il m'a parlé de ce moment, en mer, la nuit, quand il navigue, que tout le monde dort et que, son casque sur les oreilles, il entend les baleines nager autour du bateau... Ce sentiment de plénitude qu'il a... » Je n'étais pas un skipper, ni un cachalot, mais je sentais la collision venir. Ça n'a pas manqué. « Il m'a proposé de partir avec lui. » Et bien voilà, on y était. L'irrésistible appel de l'océan, le rêve de liberté qui va avec et le charme taiseux, misanthrope mais pas misogyne, hélas, du navigateur à la peau tannée, aux yeux azur et aux appétits sauvages. Alors si en plus il parlait le langage des baleines, je faisais le poids comment ? On s'est quittés là, et je n'ai plus jamais vu son corps mat briller dans la nuit estivale. Au lieu dit du "Bout du monde", jusqu'auquel j'ai marché, dans ce bar sous la falaise dont les véliplanchistes ont fait leur royaume, un transat me tendait les bras. Elle me manquait, la gueuse. Je me suis étendu, j’ai bu plus que de raison, et les yeux braqués sur l'océan j'ai repensé à ce bon vieux vers de Baudelaire, que j'étais en train de parodier malgré moi. Homme ivre, toujours tu chériras l'amer…

 

Christophe Ono-dit-Biot pour le Voyage Transatlantique, mai 2016